A compter de ces indépendances, le discours officiel évolue progressivement pour appliquer à l’islam la loi de 1905, les deux premiers articles généralistes s'appliquent à l’ensemble des religions, mais de nombreuses questions restent en suspens :
Comment considère-t-on l’islam, une religion française ou celle de travailleurs émigrés ?
Comment financer une religion n’ayant pas de patrimoine immobilier ?
Quels seront les interlocuteurs privilégiés musulmans face à l’état ?
Comment pourra-t-elle devenir « l'Islam de France » ? etc…….
7-1 - De 1962 à 1990
Dès 1963 les harkis sont les premiers français identifiés comme musulmans, ils sont parqués comme à Bias en Lot et Garonne. Ils seront 1300 à attendre et espérer dans ce camp, officiellement nommé Centre d’Accueil des Rapatriés d’Algérie, en 1975 ils pourront commencer à organiser leur sortie.
Pour les autres musulmans vivant en France et majoritaire, ils sont par les politiques et notre société considérés comme des émigrés, à ce titre la France va s’engager dans la voie de la délégation de la responsabilité de la gestion de l’islam aux différents pays d’origine de cette population, des accords bilatéraux vont être signés avec ces états (Maroc, Algérie, Tunisie, puis plus tardivement la Turquie). C’est le début de l’islam consulaire, absurdité dans un pays laïque, nous débutons un cycle « infernal » d’où ne saurons et ne savons comment sortir. Est-ce logique de donner la responsabilité d’un culte à des pays qui affichent dans leur constitution leur attachement à une religion ou qui comme la Turquie (même si elle se déclare constitutionnellement laïque) possède une administration des affaires religieuses depuis le 3 mars 1924, nommée Diyanet İşleri Başkanlığı, chargée de l'organisation et du financement de l'islam, très éloignée de notre vision de la séparation.
A partir de 1972, le premier choc pétrolier génère des difficultés économiques synonyme de la montée du chômage. Le 27 mai 1974, Valéry Giscard d’Estaing est élu président, dès le 3 juillet de la même année décide de l’arrêt de l’immigration. Trois ans plus tard Lionel Stoléru proposera une aide au retour, cette opération se soldera par un fiasco, très peu de travailleurs profiterons de cette démarche.
La Mosquée de Paris gardera un lien indéfectible avec l’Algérie, depuis sa construction jusqu’à nos jours. Depuis 1926, la grande Mosquée a toujours été dirigée par un recteur Algérien, de Kaddour Benghabrit jusqu’à l’actuel recteur Chems-Eddine Hafiz, en passant par Ahmed Benghabrit (1954-1956), Hamza Boubakeur (1957-1982), Cheikh Abbas (1982-1989), Tedjini Haddam (1989-1992) et Dalil Boubakeur (1992-2020). En 2022, l’Algérie finance encore son fonctionnement à hauteur de 2M d’Euros, sans compter 1,7M pour ses activités cultuelles et culturelles (psalmodieurs, imams, Elco, Eile).
7-2 – de 1990 à nos jours.
1991, Pierre Joxe met en place un « Conseil de réflexion sur l’islam en France », à une question posée au sénat sur les moyens, missions et résultats, posée à l’époque, il fut répondu ceci : « Le conseil de réflexion sur l'Islam en France, composé initialement de six membres choisis en raison de leurs engagements dans des projets concrets et complété par neuf autres membres cooptés par les premiers selon le même critère, a un rôle purement consultatif. Il est appelé à donner des avis à l'administration sur des problèmes pratiques liés à l'exercice du culte musulman en France. Ses membres se sont réunis à plusieurs reprises pour étudier des dossiers techniques. Le conseil de réflexion sur l'Islam en France a été réuni en séance plénière, sous la présidence du ministre de l'intérieur, trois fois en 1990, et deux fois depuis le début de l'année 1991 jusqu'à l'audience accordée aux membres de cet organisme par M. le Président de la République, le 26 mars 1991. Outre des déclarations de portée générale, appelant en particulier à l'apaisement et à la bonne entente entre les communautés vivant en France à l'occasion de la guerre du Golfe, il a notamment formulé des propositions en matière de sépulture qui ont été prises en considération lors de l'élaboration de la circulaire du 14 février 1991 sur l'inhumation des défunts de confession musulmane, étendant à l'ensemble des populations concernées des dispositions relatives à la création de carrés confessionnels jusqu'alors réservés aux seuls Français musulmans. »
1993, premières tentatives de mise en place d’une représentation des musulmans de France, sous l’impulsion de Charles Pasqua, Ministre de l’intérieur de l’époque. La dimension directive de la démarche qui adoube la mosquée de Paris et place son Recteur, Dalil Boubakeur comme principale autorité de la communauté musulmane ne permet pas une adhésion à ce concept. La mosquée de Paris obtiendra alors la responsabilité de la délégation d’autorisation de l’abattage rituel. En janvier 1994, le conseil des sages du Conseil Consultatif des Musulmans de France valide une charte du culte musulman, engagement aux valeurs de notre République.
1995, le nouveau ministre de l’intérieur M. Jean-Louis Debré, décide d’étendre la délégation à habiliter les sacrificateurs musulmans à deux autres mosquées, celles d’Évry et de Lyon (sous influence marocaine).
1997, 23 novembre - déclaration de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur sur l'histoire des relations entre l'Etat et les religions.
2000 Suite à une consultation (l'istichara), signature le 18 janvier par les principales sensibilités musulmanes d'un texte définissant « Principes et Fondements juridiques régissant les rapports entre les pouvoirs publics et le Culte Musulman en France »
2000, 28 janvier - déclaration de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur sur l'organisation du culte musulman.
2003, Sous l’influence du nouveau Ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, le Conseil Français du Culte Musulman (et ses conseils régionaux) est créé en juin il sera, sur un modèle quasi concordataire, l'interlocuteur du gouvernement pour tous les problèmes liés à l'exercice du culte musulman. Il s’agit d’une association régie par la loi de 1901, placé sous l’égide du ministère de l’intérieur qui aura vocation à représenter les musulmans de France. Surtout, le CFCM doit assurer la formation des imams, une question qui revêt une importance fondamentale dans un contexte d'affrontement entre les tendances modérée et intégriste de l'islam.
Les premières élections du CFCM se tiennent en le 6 et 13 avril 2003, malgré la victoire électorale de l’UOIF, la nomination arrêtée avec un accord préalable avec l’état, de Dalil Boubakeur jette un froid sur le processus. Malgré cela très rapidement et concrètement le CFCM permet la création des aumôneries pénitentiaire, militaires puis hospitalières.
2005, 21 mars Déclaration de M. Dominique de Villepin, à propos de la création de la Fondation pour les œuvres de l'islam de France, qui sera reconnue d'utilité publique.
2015 15 juin, discours de M. Bernard Cazeneuve lors de la clôture de l'instance de dialogue avec l'Islam de France, il précisera alors son souhait de voir naître la Fondation de l'Islam de France.
2016 La Fondation de l’islam de France (FIF) est créée en 2016 pour favoriser, par des actions éducatives, culturelles et sociales, l’affirmation d’un « islam humaniste, d’un islam de France qui reconnaît les valeurs et principes de la République ». Reconnue d’utilité publique, les statuts ont été publié au Journal officiel du 6 décembre, elle fut dirigée par Jean-Pierre Chevènement puis depuis 2018 par l'islamologue réformiste Monsieur Ghaleb Bencheikh.
2016, 21 mars, Discours de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, lors de la Clôture de l’Instance de Dialogue avec l’Islam de France, Hôtel Beauvau.
2016, 5 juillet, RAPPORT SENATORIAL D´INFORMATION , sur l'organisation, la place et le financement de l’Islam en France et de ses lieux de culte, FAIT au nom de la mission d’information sénatoriale.
2016, 12 décembre, Ouverture de la troisième instance de dialogue avec l’Islam de France Allocution de Monsieur Bernard Cazeneuve, Premier ministre.
2020 Le vendredi 2 octobre : Discours du Président de la République Emmanuel Macron aux Mureaux : sur le thème de la lutte contre le séparatisme
2021 17 janvier : 5 fédérations du CFCM (sur 8) signent une "charte des principes de l'Islam de France", Elles seront suivies fin décembre 2021 par les trois fédérations réticentes qui acceptent alors de signer ce document.
2021 24 août, Loi confortant le respect des principes de la République.
7-3 – Enjeux et défis pour un islam de France indépendant et laïque
7-3-a Un islam sous influence ?
Si l’on reprend le discours d’Emmanuel Macron, du 2 octobre 2020 : « La première influence qu'on a décidée de réduire, en concertation avec les pays, c'est l'organisation même de l'Islam consulaire. Vous le savez, nous sommes un pays où nous organisions la formation des imams dans des pays étrangers, mais aussi celle de psalmodieurs que nous faisions venir de manière régulière. C'est la Turquie, le Maroc et l'Algérie qui fournissaient ces imams et ces psalmodieurs. Nous avons décidé de mettre fin à ce système, de manière totalement apaisée avec les pays d'origines. »
Mais quel en sera le financement ?
7-3-b comment s’organiser ?
La première difficulté fut celle de la représentation, l’islam n’a pas été intégré dans une démarche concordataire tout au long du 19ème, il reste complexe d’imposer aujourd’hui en tant qu’état laïque une démarche directive. De 1806 à 1808 pour le judaïsme la convocation du grand Sanhédrin avait abouti à terme à la création des consistoires départementaux et du consistoire national. Le CRIF (Conseil Représentatif des Institution Juives de France) quant à lui verra le jour dans la clandestinité, beaucoup plus tard en 1944. Ces deux eux instances différentes l’une pour le culte (les consistoires), l’autre pour les institutions juives (le CRIF), permettent un dialogue avec une communauté suivant deux dimensions distinctes.
Par ailleurs l’imamat se définit comme sacerdoce universel, pas de hiérarchie reconnue. En arabe le mot imam (إمام) est de la même famille que de mot devant (amam, ), l’imam reste un croyant qui marche devant, celui qui montre le chemin. Sa nomination vient théoriquement de la reconnaissance de son groupe et non d’une hiérarchie.
Le CFCM s’est construit dans l’adversité et la tension, avec des pressions françaises initiales imposant la présidence de Dalil Boubakeur et de facto le pilotage privilégié de l’Algérie dans l’association, aujourd’hui cette structure survit et représente encore l’islam de France. Chaque région s’est dotée d’une antenne autonome (CRCM), un conseil des imams a été mis en place. Les batailles de pouvoir au sein du CFCM, liées aux volontés hégémoniques de l’Algérie, le Maroc et de la Turquie ont largement freiné les recherches de solutions pour une réelle création d’un islam français autonome et républicain.
En 2022 une nouvelle instance est créée le FORIF: Le Forum de l’islam de France : une étape nouvelle dans le dialogue entre les pouvoirs publics et le culte musulman ( dossier de presse du 5 février 2022). Ce n’est pas la fonction représentative qui est avant tout recherchée mais la production de solutions pratiques et réalistes visant à faciliter l’exercice cultuel des croyants. On ne part plus du national pour faire émerger des interlocuteurs. Ce sont les territoires qui sont désormais privilégiés pour identifier les acteurs de bonne volonté, nommés « les constructifs ». Plus de cadre officiel et rigide mais un cadre informel. Dès la première séance, les participants ont présenté les premières propositions auxquelles ils sont parvenus dans les quatre groupes de travail consacrés aux aumôneries, au statut et à la formation des imams, à l’application de la loi confortant le respect des principes de la République et à la lutte contre les actes antimusulmans. Une instance pragmatique à la recherche de solution, d’un cadre et de financements.
Le jeudi 16 février 2023, le Président de la République a reçu au Palais de l’Élysée les membres du Forum de l’Islam de France.
Lancé en 2022, le Forum de l’Islam de France est une instance de dialogue direct entre les acteurs de terrain du culte musulman et les pouvoirs publics. Ses travaux s’articulent autour de quatre thématiques :
- la professionnalisation et le recrutement des imams,
- la formation des aumôniers,
- le droit et la gestion des associations exerçant le culte musulman,
- la protection des lieux de culte musulmans.
Après avoir restitué leurs travaux, les rapporteurs de chaque groupe ont présenté au Président de la République des propositions concrètes pour améliorer l’organisation du culte en France. Cette réunion plénière a également été l'occasion de présenter l’Institut français d'islamologie, également lancé en 2022, qui a vocation à devenir le pôle d'excellence de l’étude universitaire de l’islam, en France. L'événement s'est clôturé par un discours du Président Emmanuel Macron dans lequel il a insisté sur la lutte contre l'islamisme politique, le respect du principe de laïcité pour vivre ensemble dans la République et la nécessité de mettre rapidement en oeuvre les propositions présentées.
Tout au long de l'année 2023, des assises territoriales de l'islam de France se sont tenues dans de nombreux départements, réunissant les acteurs locaux de l'islam, elles ont travaillé autour des quatres thématiques proposées dans le cadre du Forif national. 3 guides ont été mis à la disposition des musulmans présents lors de ces travaux.
- GUIDE PRATIQUE LA SÉCURISATION DES LIEUX DE CULTE (FORIF)
- GUIDE PRATIQUE JURIDIQUE LUTTE CONTRE LES ACTES ANTIMUSULMANS (FORIF)
- Guide pratique relatif à l’application de la loi CRPR à destination des associations exerçant le culte musulman (édition 2023) (FORIF)
2024, 26 février le Forif se réunit de nouveau au niveau national pour un bilan des travaux et avancées, dossier de presse ministériel.
7-3-c Un islam dans le siècle ?
Des défis colossaux se présentent à cette religion, l’effort de réflexion que les théologiens et les musulmans doivent entreprendre pour interpréter les textes fondateurs de l'islam (Coran, Hadith), reste aujourd’hui incontournable. Ils devront adapter leur lecture et leur engagement au regard des principes républicains et droits humains internationaux. En un mot l’islam, peut-il vivre avec son temps ? la sécularisation est-elle possible ? La réponse de Tareq Oubrou ou de Ghaleb Bencheikh est évidemment affirmative. Il s’agit pour les musulmans d’une démarche d’ijtihad éclairé et moderne, le défi est grand mais loin d’être inaccessible.